La Solitude - La vrai souffrance
la vie de clochard
« Ça commence un jour. [silence] Ça commence ou ça
finit.
A vrai dire tu ne sais pas. Pas encore. »
Ainsi démarre la voix stridente d'« Etre vivant »,
interprétée par Bernard Blancan.
Un titre qui dit tout ce qu'il
reste à une personne qui tombe à la rue.
Devenue invisible, disparue
des radars, cette personne regarde un monde duquel elle a disparu.
Le regarde
en reculant, comme le fait la caméra, sans savoir ce qu'il y a
derrière, mais sans doute le danger.
Cette personne c'est toi,
en tout cas c'est à toi comme un autre universel que s'adresse
le narrateur.
« Trois jours à craindre le sommeil »
Si ce film est fort, c'est parce qu'il nous parle aussi de la
ville, telle que nous ne voulons pas la voir.
Il m'a rappelé ces
photos, publiées en 2016, sur « les idées pour empêcher
les SDF de s'asseoir »,
dont la ville ne manque pas.
Il sait nous parler cliniquement de ce qu'est devenir un clochard.
Cela
se passe, « en trois jours » (à partir de la quatorzième
minute) :
« En trois jours c'est pesé, emballé, étiqueté :
et tu es un clochard avec le tampon
en plein milieu du front. Trois jours à craindre
le sommeil et t'éveiller la peur au ventre au moindre bruit.
Trois
jours pour découvrir que la rosée du matin est glacée,
même en été.
Trois jours à subir ton incapacité à aligner
deux idées cohérentes.
Trois jours sans te laver ni changer de
linge.
Trois jours pour que les autres détournent le regard en te croisant.
Trois jours pour que chier entre deux voitures soit une solution comme une
autre.
Trois jours à marcher pendant des heures. Trois jours pour que
ton éducation vole en éclats.
Trois jours pour te broyer tout
entier. »
Inspiré d'un blog de SDF
J'ai contacté le réalisateur, Emmanuel Gras, pour qu'il
m'explique ses choix esthétiques.
Ce projet est né d'un
texte qu'il a commencé à écrire il y a plus de dix
ans,
il s'agissait au départ d'un projet sur la déshumanisation
de l'espace public, les aménagements anti-SDF.
Puis, il est tombé sur
un blog anonyme d'un ancien SDF (qui n'est plus en ligne),
où l'auteur
s'adressait à l'exclu à la deuxième personne.
« Je me suis placé dans la position de ce qui m'arriverait
si je me trouvais dans cette situation.
Assez universellement on peut tous
s'y projeter.
Et puis j'ai élagué le texte pour laisser
plus de place aux images, aux sensations.
La voix omnisciente de celui qui
connait, et le travelling doivent permettre cela. »
Emmanuel Gras a marché des mois entiers dans Paris, et les lieux qu'il
a sélectionnés
sont précisément loin des clichés
pour touristes, plus près de la ville pratiquée par ceux qui
savent la regarder.
Il est parti d'un square où il jouait dans
le XIVe arrondissement,
puis s'éloigne peu à peu jusqu'aux
frontières de la ville, à la marge.